Je vais quand même un peu continuer sur le sujet parce que je trouve qu'il éclaire franchement la question que j'ai posée et qui elle est directement liée au sujet général : le statut de l'expert en langue et littérature. Du coup je vais répondre de façon générale à ce débat sur les sciences humaines et puis parler du lien avec les études de langue et littérature en particulier.
J'ai retrouvé
l'étude sur les expériences psychologiques dont tu parlais, et je vais directement te confesser qu'elle me pose en soi un gros problème, ou du moins cet article : elle fait exactement ce qu'elle critique, c'est-à-dire qu'elle tire des conclusions générales sur base d'une expérience. Cela signifie plusieurs choses : la première c'est qu'elle a été conduite de façon biaisée, à décharge, ce qui est assez inquiétant méthodologiquement. Ca c'est bof, et du coup on peut se demander sur quelle critère ont été choisies les études qui ont été démontées, voire si elles n'ont pas été carrément sélectionnées pour être faciles à démolir (même si l'article précise une sélection qui se fonde sur un a priori de sérieux, l'énoncé même de l'étude prouve sa mauvaise foi, donc bon). La seconde, c'est qu'elle vise à améliorer la méthodologie, et ça c'est déjà mieux. Parce que malgré tous ses défauts, la psychologie évolue énormément, et la psychologie actuelle est très rigoureuse dans sa démarche, elle est d'ailleurs aujourd'hui largement considérée comme une science tout à fait respectable par la majorité de la communauté académique, toutes disciplines confondues. Par contre, pour avoir suivi personnellement plusieurs cours en faculté de psychologie, il reste de gros problèmes à régler, et en réalité c'est justement parce que les sciences humaines sont méprisées que lesdits problèmes émergent : il y a clairement une surpopulation d'étudiants, dont beaucoup sont peu sérieux (mais ça limite c'est eux que ça regarde), mais aussi de gros opportunistes qui sont attirés par cette idée que ce n'est pas une vraie science et qu'on peut l'utiliser pour faire un bénéfice, de quelque nature qu'il soit, d'où la multiplication de mauvaises études (malgré des cours de statistiques donnés par des sommités du centre de recherches statistiques dans mon unif). Donc, si on commençait par faire confiance aux psychologues au lieu de leur chercher des poux à chaque fois qu'ils osent en faire appel à leur expertise, il y aurait déjà moins de charlatans (surtout que cette étude prouve qu'il y a une auto-régulation dans le domaine, donc faisons-leur confiance).
Ensuite, il ne faut pas croire que les psychologues et sociologues ne sont pas conscients de ces difficultés; du coup, les centres expérimentaux fonctionnent non stop, le nombre de données accumulées et traitées est immense, et ça aussi j'ai pu le constater de première main, ayant participé à plusieurs expériences : les expériences se pratiquent sur une large plage temporelle, sont renouvelées régulièrement et comportent des nombres parfois hallucinants de cobayes. Il y a véritablement une volonté de rendre les chiffres déterminants. En outre, tu insistes bien sur le fait qu'il ne faut pas confondre causalité et corrélation, eh bien je peux te dire que c'est probablement une des premières choses qui est apprise en psychologie et sociologie, c'est limite la première phrase qui a été prononcée dans mes cours respectifs sur le sujet, du coup je peux te garantir que le problème est pris très au sérieux. Du coup, j'ai peine à croire que dans les études conduites dans des centres universitaires il y ait vraiment un problème à ce sujet, c'est peut-être plus dans les études indépendantes/privées qu'il y a un relâchement méthodologique j'ai l'impression.
Je pense que tout ça est moins à mettre sur le dos de ces domaines scientifiques mais bien plutôt du business juteux des magazines et le réseau que cela entretient : combien de magazines encouragent les effets d'annonces et les articles à sensation au détriment de la rigueur scientifique ? Combien de pseudo-scientifiques coulent des jours heureux en profitant de cette forme étonnante de star-system ? Et je suis convaincu que le phénomène est aussi présent dans les autres domaines scientifiques; tirer sur la psycho- et la sociologie me parait donc très réducteur, d'ailleurs de ce que j'ai lu de l'affaire Sokal il semble également aller dans cette direction (merci de la découverte, c'est en effet assez intéressant), même si lui s'attaque pas spécifiquement à la psychologie.
Ensuite, petite remarque en passant, mais j'ai beaucoup de mal quand tu qualifies Marx de sociologue et Freud de psychologue, leurs méthodes ne correspondant à peu près pas du tout à ces domaines. Je sais qu'on considère souvent Marx comme un sociologue mais selon moi sa démarche relative aux sociétés relève beaucoup plus d'une philosophie historico-socio-politique (d'ailleurs les sociologues ont tendance à ne pas aimer Marx en disant qu'il s'est avancé à faire des prédictions sociales et qu'en plus celles-ci ne se sont pas vérifiées, ce qui selon moi implique une très mauvaise compréhension de son travail, mais passons; l'important à retenir, c'est que les sociologues n'aiment pas qu'on assimile Marx à eux, et cela me parait assez légitime) que d'un travail sociologique (la sociologie s'intéresse aux effets des mouvements sociaux sur les représentations et comportements, alors que Marx considère l'émergence et les effets socio-politiques des mouvements, c'est assez différent autant dans la fin que dans les moyens selon moi). Quant à Freud, il a créé sa propre démarche et l'a approfondie de façon totalement différente, avec tout ce que ça peut avoir de bon comme de mauvais (la psychanalyse est quand même difficile à jeter entièrement aux orties, il suffit d'ailleurs de voir les effets spectaculaires qu'elle peut avoir sur la psyché humaine - d'accord, ce n'est pas la psychanalyse de Freud, mais son influence et ses travaux, malgré les défauts qui y sont attachés, ont quand même énormément fait progresser le domaine).
Parlons maintenant un peu de philosophie. Oui, moi aussi j'ai des problèmes avec certaines branches de la philosophie, mais rejeter en bloc la philosophie continentale, sachant que cette dénomination repose en grande partie sur un critère géographique, je suis pas d'accord avec ça. Je te rassure, j'ai du mal avec pas mal de continentaux (Hegel et Sartre par exemple), mais leurs travaux sont pourtant franchement déterminants. Si je critique beaucoup la phénoménologie par exemple, parce qu'on s'enfonce dans un niveau d'abstraction pas loin de l'absurde, ça reste pourtant un domaine foisonnant et qui continue parfois d'apporter des réponses inattendues (j'ai étudié tout récemment la phénoménologie de la vie de Michel Henry par exemple, et s'il verse parfois presque dans le mysticisme, son modèle reste enrichissant et restaure notamment la fonction fondamentale de la spiritualité dans l'expérience de la vie - oui c'est très abstrait, mais ça permet de mieux comprendre la crise spirituelle actuelle et le renouveau du scientisme et ses dangers, entre autres, donc on reste dans une démarche scientifique véritable et non dans un travail littéraire selon moi). Comment nier des personnages comme Kant, Ricoeur ou encore Derrida par exemple, pour prendre trois exemples très différents ? Ne parlons même pas de Camus qui est pour moi l'auteur le plus remarquable qu'on ait vu depuis des siècles (j'utilise le mot auteur pour ne pas perdre de temps dans des questions de dénomination, mais il est évident qu'il ne s'agit nullement d'un "simple" écrivain) ? Tu critiques a phénoménologie et l'ontologie pour des raisons que je comprends parfaitement et que je partage en grande partie... mais je ne crois pas que ça soit dépassé. Le focus de la philosophie et de la physique est totalement différent, réduire la réalité au monde physique me parait tout simplement impossible. Conceptualiser l'intangible est plus que jamais une priorité absolue pour comprendre le réel selon moi.
Quant aux envolées lyriques, je crois que ça dépend des auteurs (et du métier). Il y a moyen d'analyser un bouquin de manière extrêmement rigoureuse, mais malheureusement, la plupart des analyses littéraires que j'ai pu lire étaient très biaisées. Je suis par contre certain qu'il existe de bonnes analyses. Qui devrais-je lire d'après toi? L'analyse du philologue, du linguiste, du philosophe, du critique ou de l'écrivain? 
Les analyses scientifiques actuelles (et la plupart de celles du siècle dernier) en littérature sont pourtant généralement très sérieuses, du moins dans mon expérience personnelle. Après on trouve beaucoup d'analyses littéraires produites par un peu n'importe qui, mais là on en revient au problème central de ce sous-débat : le fait que l'on ne reconnait pas le statut d'experts à ceux qui ont ces études dans leurs bagages, et que tout le monde se croit érudit et génial dans le domaine simplement parce qu'on apprend à lire en maternelle. Après, c'est en effet difficile de faire le tri et de tomber dessus, je t'avoue que même moi je tombe dessus souvent par hasard. J'ai fait une petite recherche pour trouver des sites intéressants, et je peux te conseiller par exemple
Fabula, qui me semble assez correct (j'ai pas vérifié en profondeur cela dit). Sinon, il y a toujours les sites scientifiques généralistes, et je vois que désormais Google dispose d'une fonction qui lui permet de rechercher directement les publications scientifiques. Enfin, les sites des universités regorgent généralement d'études. Quant au type d'analyse, honnêtement, tout dépend de ce que tu cherches, tout simplement. Un critique sera toujours biaisé, donc si tu veux du scientifique ce n'est pas très intéressant. L'écrivain, à moins qu'il écrive en qualité de chercheur (ce qui n'est pas rare, j'ai plusieurs profs qui produisent également de la littérature), vaut mieux éviter. Le linguiste, bah faut aimer la linguistique pure et dure quoi ^^. Le philologue, pour un texte littéraire, c'est généralement le plus intéressant. Par contre, éviter autant que possible les autres domaines scientifiques, il arrive de voir un philosophe, un psychologue ou carrément quelqu'un qui n'a rien avoir avec les sciences littéraires ou humaines se targuer de publier un papier sur le sujet pour flatter son ego, et c'est souvent (voire presque toujours) douteux.
Concernant le manque d'esprit critique, ne t'en fais pas, il y a aussi beaucoup de bénis-oui-oui dans mes auditoires^^. Mais j'ai l'impression que les sciences exactes les attirent plus, tout simplement à cause du prestige qui y est associé.
Donc, comme je l'avais annoncé, comment lier tout ça à l'expertise linguistique et littéraire ? Le fait est qu'il y a un problème de considération. Tu me dis que la linguistique est une science extrêmement empirique, ce qui s'entend encore relativement souvent, heureusement (même si j'entends souvent dans des cours d'autres facultés que les linguistes sont des fumistes, mais bon, on va dire que c'est juste de la propagande). Mais quid de la littérature ? Bah comme la plupart des sciences humaines (je sais depuis le début je parle de sciences humaines alors que généralement on sépare et on regroupe avec la philo, les arts et l'Histoire comme tu le dis, mais j'ai fait ce raccourci par souci de ne pas me perdre dans la nomenclature sans raison), pour une raison obscure beaucoup ont tendance à réduire ces domaines à ce qu'ils étaient il y a 100 ans et plus. Pourtant, on ne résume pas la physique à ce qu'on appelait il y a des siècles la philosophie naturelle, ni la chimie à l'alchimie, et encore moins la médecine à ce qui se pratiquait à ces époques. De même, l'archéologie n'est plus semblable à ce que faisait Schlimann, l'Histoire n'a plus rien à voir avec ce qu'elle était avant l'historiographie positiviste, qui elle-même n'est plus d'actualité, et la philologie n'a plus aucun lien, ou pratiquement, avec la façon dont on la pratiquait au XIXe siècle et au tout début du XXe, grâce notamment au structuralisme et à la remise en question de celui-ci par après. Les sciences évoluent, et les sciences humaines et littéraires au moins autant que les autres. C'est fatigant et contre-productif de constater qu'on doit se battre mano a mano contre tout le monde lorsque l'on veut faire valoir le fruit de nos travaux, alors même qu'on le fait généralement dans le but de contribuer de façon constructive à la société.